Analyse d'un extrait de Marcel Proust : Du côté de chez swann

    




Texte et Vision 

   Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.

            Marcel Proust, Du côté de chez Swann

L'incipit de Proust : une plongée dans la psychologie du narrateur


Ce passage, qui représente l'incipit de Proust, est révélateur de la psychologie de son narrateur, désigné en "je". Ce dernier relate des souvenirs intérieurs qui sont propres à son activité de sommeil pendant la nuit. Ce texte "fantastique" met en lumière les états de sommeil qui distinguent la vie du narrateur, une vie troublante, riche, désordonnée, paradoxale, reposante, tranquille, pénible...


Le clivage d'une personnalité


Le texte pourrait être divisé en deux parties : l'emprisonnement intellectuel en premier temps et la liberté en deuxième. L'idée du temps est beaucoup plus marquée dans le passage de l'incipit. C'est elle qui concrétise et structure la conscience du narrateur dans un labyrinthe d'états confus. Comme l'indique le titre général de la collection ("À la recherche du temps perdu"), le temps ou la temporalité sont fortement soulignés dès le début par des répétitions comme : "longtemps, heure, le temps, temps".


Le temps : fondateur et destructeur


Le temps est à la fois fondateur et destructeur. Source de torture ou d'apaisement, voire de plaisir. Le narrateur est en proie de sensations obligées, ce qui lève sa liberté, sa spontanéité : "ces réflexions avaient pris un tour particulier"..."je n'avais pas cessé de faire"... Soudain, il s'affranchit en ajoutant : "le sujet du livre se détachait de moi"... "j'étais libre".


L'illusion et la réalité


Le narrateur est aussi partagé entre l'illusion/le rêve et la réalité. Il se démêle tout seul : "je croyais avoir entre les mains"... "j'étais étonné de trouver autour de moi une obscurité". Tout cela dépeint la personnalité perturbée du narrateur qui cherche équilibre et le trouve dans des images de vie ordinaires.